Le deuil comme changement de paradigme et son corollaire: LE CADEAU CACHÉ

Chacun de nous se représente le monde dans lequel il vit (1). Cette représentation, appelée paradigme, constitue l'image de la réalité la plus adaptée à notre expérience personnelle.

Quand une perte, un deuil modifie notre monde et sa représentation, cela va entraîner des bouleversements dont certains, dans la phase ultime du processus du deuil paradoxalement nous apparaîtrons comme finalement positifs.

Cette représentation du monde est appelé paradigme. Un changement de paradigme n'est ni positif, ni négatif en soi.

Un paradigme décrit l'ensemble d'expériences, de croyances et de valeurs qui influencent la façon dont un individu perçoit la réalité et réagit à cette perception. Ce système de représentation lui permet de définir l'environnement, de communiquer à propos de cet environnement, d'essayer de le comprendre et de le prévoir.

Le monde que nous percevons est instable et soumis à de perpétuels changements. Certains attirent plus notre attention que d'autres :

  • Au III ème siècle avant J.-C. Archimède prenait des bains, comme beaucoup d'entre nous. Un jour, dans sa baignoire (2), il a découvert le principe fondamental de l'hydrostatique : « tout corps plongé dans un fluide subit une poussée verticale, dirigée de bas en haut, égale au poids du fluide déplacé ». Il avait vécu un changement de paradigme.
  • Au II ème siècle après J.-C., Ptolémée professait la théorie selon laquelle la Terre était immobile et placée au centre de l'univers. Elle postulait que les astres tournaient autour de la terre. En 1543, ce système fut remis en question par Copernic. Dans le système de Copernic, toutes les planètes tournent autour du Soleil, y compris la Terre qui n'est donc plus considérée comme une planète privilégiée. Ce fut un changement de paradigme.

Pour une personne déterminée, un changement de paradigme est défini par l'importance que cette personne donne à ce changement et non par son influence sur l'histoire du monde. Il est toutefois des cas où les deux peuvent se confondre comme la bombe atomique sur Hiroshima, pour un habitant de cette ville le 6 août 1945.
Craquer une allumette est la plupart du temps un changement mineur. Ce n'est pas alors un changement de paradigme. Seuls certains changements particulièrement importants pour nous sont des changements de paradigme. Un changement de paradigme concerne nos croyances, notre identité, notre spiritualité, il aura un impact sur notre environnement, nos comportements et nos capacités :

Un très jeune enfant a été assassiné (Début mai 2006, un témoignage entendu sur France Info.), le village est en deuil. Karine la fleuriste dit à la radio : « On ne va plus vivre de la même façon ... à la salle polyvalente ... lors des fêtes les enfants entraient et sortaient, il (l'assassin ) nous a tout cassé. » Ce témoignage montre comment cet assassinat, cette perte a changé le monde de Karine. C'est un changement de paradigme : « il nous a tout cassé » et sa conséquence «on ne va plus vivre de la même façon ».
Karine avait confiance dans son entourage, elle était sure que les enfants du village pouvait vivre en sécurité. Cet assassinat a bouleversé cette valeur fondamentale pour elle : la confiance dans ses concitoyens.
Le même jour, l'événement constitué par la mort d'un autre enfant tué dans une guerre lointaine n'est probablement pas un changement de paradigme pour Karine.

Un deuil est un changement de paradigme : un deuil est important pour l'endeuillé et il correspond à une modification du monde dans lequel il vit, dans ses représentations et ses valeurs.
Watzlawick (3) montre l'impact d'un changement de paradigme. Il met en exergue le manque de logique apparente entre le changement de paradigme et ses conséquences. Ce manque de cohérence apparent peut être lié au fait que notre image du monde est cohérente par morceaux. Lorsqu'un changement intervient, il impacte plusieurs morceaux de notre image du monde non nécessairement cohérents entre eux ou même reliés entre eux à nos yeux. On constate alors des modifications de comportement liés à des parties de nos images du monde dont la connexion nous apparaît insolite. Et peu liée à l'événement vécu.

Dans la phase du deuil qu'Alain Crespelle appelle la « réalité de la perte »(4), nous passons par l'étape de la tristesse profonde (5) puis par l'étape de l'acceptation. Nous changeons alors notre vue du monde, nous reconstruisons un monde nouveau : un changement de paradigme s'est produit.

Alexandre était cadre dans un grand groupe ; lors d'une restructuration il se retrouve, sans y avoir réellement cru, soudainement, en préretraite. Son monde change : il n'a plus à aller au travail chaque matin, il n'a plus accès à son bureau, il n'a plus la même manière de structurer son temps, ses revenus diminuent, les relations avec son épouse changent. Après une période d'un peu plus d'un an durant laquelle il traverse toutes les étapes du deuil, il découvre que dans sa situation de préretraité il a de quoi vivre, et qu'il est libre du type d'activité qu'il veut exercer. Il décide alors d'exercer l'activité dont il rêvait depuis plusieurs années et qui était, jusque là, inaccessible à ses yeux, pour des raisons de contraintes financières et sociales.

Martine est infirmière dans un service de soins palliatifs. Elle accompagne Louis tout au long de sa maladie. Il s'est tissé entre eux un lien discret et puissant. Un jour, Louis s'éteint dans le calme et la sérénité, il en est presque lumineux. Martine n'a plus ses rendez-vous avec Louis. Quelque temps après sa mort, Martine découvre que la mort de Louis a déposé en elle un ferment qui l'a conduite à percevoir sa confiance en sa capacité de se laisser mourir dans la sérénité le jour venu.

Hugues a eu, selon lui, une mère autoritaire et possessive. Hugues adore sa maman. Il entreprend un travail sur lui-même, sur ses colères, et les comportements qu'il leur associe. Il progresse. Sa maman meurt. Il passe par les étapes du deuil, et en particulier à travers une colère envers sa mère, qu'il exprime dans sa thérapie. Le temps passe. Un jour Hugues se sent calme à l'évocation du souvenir de sa maman. Puis il en parle avec tendresse. Progressivement, il découvre que son entourage le trouve plus souple, plus accommodant.

La mise à la préretraite d'Alexandre, la mort de Louis, la mort de la maman de Hugues sont pour chacune de ces personnes un changement de paradigme.

Une perte entraîne un changement de paradigme : une chose s'est produite, a priori impensable ou dont nous repoussions la possibilité dans un futur indéfini et toujours reporté. Cette perte était à nos yeux hors des possibilités d'évolution (3) du monde que nous pouvions accepter (6) le cœur léger. Dans ce monde nouveau, les interactions, les règles, les lois, les possibilités ont brutalement changé. La perte entraîne des changements, parmi ces changements se trouve, selon Alain Crespelle, en fin de deuil, le cadeau caché :

Face à notre perte, vu de nous, le monde a changé. Nos croyances quant à sa structure, sa manière de fonctionner ont évolué. Nous avons abandonné quelques anciennes croyances, en introduit de nouvelles, établi des relations entre les croyances que nous avons conservées et les nouvelles de manière à construire un monde suffisamment cohérent à nos yeux.

Ce nouvel arrangement de notre système de représentation du monde consécutif à notre perte produit des choses radicalement nouvelles et a des effets imprévisibles. Parmi eux il y en aura probablement qui seront considérés comme positifs, ce sont eux que nous appelons le cadeau caché. L'aspect positif de l'événement sera jugé à l'aune de nos valeurs qui auront probablement évolué, elles aussi.

Watzlawick raconte l'histoire suivante : « Le jour où elle est entrée à l'école maternelle, une petite fille de quatre ans a tellement mal supporté de voir sa mère partir, que la mère a dû passer la journée à l'école avec elle. Les jours suivants, la scène s'est répétée et la mère a toujours été obligée de rester. Rapidement, la situation est devenue très pénible pour les personnes concernées, mais toutes les tentatives de solution ont échoué. Un matin, la mère n'a pas pu conduire sa fille à l'école, et c'est le père qui l'a déposée en allant à son travail. L'enfant a pleuré un peu, mais s'est vite calmée. Quand la mère l'a ramenée à l'école le lendemain matin, il n'y a pas eu de rechute, l'enfant est restée calme et n'a jamais recommencé depuis (3). »

La petite fille a fait le deuil de la présence continue de sa maman. Il est facile d'imaginer qu'elle est passée par les diverses phases du deuil. Puis elle est rentrée dans la réalité du deuil quand son papa l'a conduite à l'école. Un jour on peut imaginer qu'elle trouvera un « amoureux » à l'école maternelle, et si sa conscience était suffisamment développée, elle pourrait rattacher cet événement au deuil d'avoir dû accepter de quitter maman quelques heures par jour.

Cet accomplissement, impossible dans le monde tel que nous le percevions avant notre deuil, nous paraît nouveau et bénéfique : c'est le cadeau caché.

 

Avant le deuil, comme au cours du deuil, l'idée du cadeau caché est souvent considérée comme révoltante.

  • Son existence potentielle et sa nature peuvent être perçues comme strictement impensables (non pensables). Il est donc inutile ( voir contre-productif ) de chercher à en parler à l'endeuillé, puisque cette éventualité lui est inaccessible tant que cela ne s'est pas produit. Il a à parcourir son chemin, aveuglé par son deuil.
  • L'émergence du cadeau caché dans son discours est le signe de la fin proche du deuil. La nature du " cadeau caché " est spécifique à chaque deuil.

 

La nature du « cadeau caché » est spécifique à chaque deuil.

L'incapacité à anticiper et à imaginer le cadeau caché est liée :

  • à notre attachement à la structure du monde qui précède la perte et à la volonté que nous avons de vouloir conserver le fonctionnement d'un monde révolu,
  • à notre incapacité à anticiper le fonctionnement de notre nouveau modèle du monde.

Si nous accompagnons une personne dans son deuil, cette perspective de cadeau caché peut nous aider à prendre du recul, à être plus empathique, à mieux écouter.

Bibliographie & notes

  • (1) L'Invention de la réalité dir. Paul Watzlawick 1988 Seuil et "Points Essais", 1996 ( prem 1981).
  • (2) Selon Jules Romain, dans Knock ou Le triomphe de la médecine, je cite approximativement : « Archimède n'avait pas l'air, aux yeux du garçon de bains, de l'homme qui est en train de découvrir le principe fondamental de l'hydrostatique ! » mon père adorait cette citation.
  • (3) Changements Paradoxes et psychothérapie P. Watzlawick avec J. Weakland et R. Fisch "Points Essais", 1981, no 130 Orig 1975.
  • (4) Alain Crespelle " Grandir avec le client "- Conférences - Édition d'Analyse Transactionnelle 2004.
  • (5) étape perceptible chez l'autre grâce au contre-transfert qui conduit la personne qui écoute à éprouver elle-même de la tristesse au point d'en avoir les larmes aux yeux ou de pleurer.
  • (6) Ceci est la première étape du deuil selon Elisabeth Kübler-Ross.